dimanche 28 février 2010

Marketing de l'innovation et discours d'accompagnement

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 iPad, nouvel appareil de Apple : la tablette future, positionnée par les constructeurs entre le smartphone et l'ordinateur portable ("establish a third category of products") suscite des milliers de commentaires bien avant d'être commercialisée (trois mois avant ?). A peine a-t-on aperçu l'iPad en photo que la spéculation commence à propos de ses utilisations et même sur le secours qu'il apporterait à la presse, celle-ci contribuant par son faire-valoir. Tout cela est bon pour le cours des actions des uns et des autres. La Pythie numérique rend ses oracles en Californie : auto-célébration, qualificatifs dithyrambiques des petits prophètes accrédités, communiqués de presse, tout cela propagé par des "journalistes" ébaubis, des automates de veille...  Superbe opération de communication ! L'innovation numérique, comme l'acrobatie au cirque, demande autant d'énergie pour vaincre la difficulté que pour faire courir le bruit que cette difficulté va être vaincue : la conférence de presse - que l'on convoque - recourt aux mêmes artifices que "les crieurs [qui] en trois roulements de tambour, // Font autour des édits rire et gronder les foules" (A. Rimbaud).

L'histoire des vingt dernières années en marketing des équipements nouveaux a déjà instruit le procès de ce marketing oraculaire. Relevant du même genre rhétorique que les business plans tirés sur la comète, les "discours d'accompagnement" énoncent la nécessité, l'inévitabilité de la modernité, toujours prêts à battre les matins numériques pour les obliger à chanter. Le tout avec un zeste de culte de la personnalité...

Qu'a-t-on appris en marketing dans le domaine de l'innovation pour le grand public ?
  • Qu'il n'est pas possible d'assurer, avant mise sur le marché, des tests d'usages à grande échelle garantissant quoi que ce soit des comportements d'achat et des usages à venir du grand public . 
  • Toute enquête plus ou moins déclarative entraîne des biais formidables compromettant toute conclusion quant aux comportements d'achat et aux usages futurs. De plus, qui serait prêt à entendre des conclusions défavorables alors que des investissements ont déjà été engagés ? L'innovation gère mal la marche arrière et la "rectification" des erreurs.
  • Que l'on ne peut guère anticiper l'avenir d'un produit à partir des comportements des premiers utilisateurs, souvent différents des acheteurs grand public. 
Sandrine Medioni a montré l'effet trompeur des discours d'accompagnement à finalité politique, économique, sur l'économie de l'innovation. Dans sa recherche, il s'agissait de télévision interactive via Internet mais ce qu'elle a montré dans sa thèse peut être étendu à tout équipement grand public au prix élevé.
La seule expérimentation fiable commence avec l'équipement réel du grand public, au-delà des tout premiers acheteurs. Et ce n'est plus une expérimentation. Le marché des biens d'équipement n'a de modèles qu'après coup. Il se trouve aux antipodes du crowd sourcing et de la soi-disant sagesse marketing des foules.
Ce marché ne peut partir que d'une certitude non démontrable a priori, d'une intuition du marché fondée en expérience (educated guess). Dans ces conditions, le risque est inévitable, se tromper est raisonnable. C'est le prix de l'innovation. Et l'on pense à Steve Jobs : "It's really hard to design products by focus groups. A lot of times, people don't know what they want until you show it to them", BusinessWeek, May 25 1998.

Références 
Sandrine Medioni, "Désir d'interactivité des consommateurs : une application aux téléspectateurs", 2009. Thèse consultable à la bibliothèque de recherche de l'Université Paris Dauphine.

Plus généralement, sur le discours d'accompagnement de la modernité :
François Chevaldonné, "Discours sur la modernité et communication inégale : un siècle d'audiovisuel en Algérie (1895-1995), Tiers-Monde, 1986, Vol. 37, N°146.

mercredi 24 février 2010

Multi-tasking et enquête : les médias de la Ligne 9

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Jeudi 18 février. 9 heures et demie, ligne 9 du métro parisien, entre Exelmans et République. "Suite à un incident technique, le trafic est légèrement perturbé". Le wagon est plein d'actifs moroses, mais assis, presque tous. Les interactions entre les passagers réduites aux gestes polis et nécessaires pour laisser passer ou esquiver un passager qui frôle le territoire d'un autre passager. Regards fuyants, posés dans le vague au-delà des voisins-voisines, traversant les affiches déprimantes du wagon. Chacun se tient fermé au monde, terré dans sa monade, enfermé avec son téléphone, un journal à la main, une rêverie inachevée...
A cette heure-ci, le wagon n'est pas bondé ; de plus, les arrêts durent plus longtemps du fait de "l'incident". Le moment semble propice à une pré-enquête sur la consommation de médias dans les transports.
La première leçon de cette observation ethnographique d'une quinzaine de minutes est d'abord qu'une telle observation est délicate à mener. Il faut se déplacer dans le wagon, observer discrètement (les notes sont prises sur un iPhone ce qui donne l'air d'envoyer un texto, comme tout le monde). Comment, sans regard intrusif, distinguer les appareils qui sont au bout des écouteurs, enregistrer les activités successives des passagers, identifier les titres lus ? De plus, il faut noter le statut des passagers avant qu'ils quittent le wagon (on ne sait pas pour combien de stations ils sont là), repérer les nouveaux arrivants à chaque station. Une telle enquête est impensable à l'heure de pointe.

56 passagers ont été observés au cours de ce petit quart d'heure. 66 "activités"ont été notées : 12 passagers ne font rien (en dehors d'être transportés), 34 activités uniques, 20 double activités.
Répartition des 66 observations :
Gratuits sur un siège de métro
  • 19 lisent la presse : 10 pour 20 mn ou Métro (difficile de distinguer avec certitude), 5 pour Direct Matin, 1 Figaro, 1 Monde, 2 magazines non identifiés. A cette heure, dans le métro que la presse traditionnelle n'a pas su investir, les quotidiens gratuits dominent la consommation de presse.
  • 14 téléphones portables à la main, la plupart avec écouteurs : voix, texte et sans doute musique. Dont 6 iPhones.
  • 8 passagers au moins, écoutent de la musique (présence d'écouteurs)
  • 4 lisent des livres
  • 12 passagers ne font rien (4 somnolent)
  • 2 passagers travaillent (dossier, calculette)
  • 2 mangent et boivent (l'un est venu avec son café)
  • 5 discutent (un groupe de 3 et un de 2 ; ils sont arrivés ensemble)
Quelques notes en marge de ce bref travail exploratoire sur les activités multi-tâches dans le métro :
  •  La notion d'activité, de tâche est confuse ; l'activité principale et l'activité secondaire n'ont pas le même statut. Il faut une typologie de description précise avant de continuer : exploiter les outils de Erwin Goffman sur les interactions, les travaux du CESP sur le budget-temps. Concevoir des échelles de comportement multi-tâche ? Multitask est devenu un verbe, en français comme en anglais.
  • La notion de simulténéité des actions est difficile à décrire et à exploiter (concomitance) : certaines actions sont continues (la lecture, par exemple) ; d'autres, discontinues, interrompent cette continuité (répondre à un appel téléphonique, par exemple). Comment ne pas confondre formes et fond (gestalt) ? Quel est le degré zéro de l'activité ? Quel statut a l'activité principale, le transport, n'est-elle pas seconde ? 
  • La tranche horaire définit les conditions de possibilité de telles observations ; elle engage : 
    • Le taux d'occupation du wagon, la proportion de voyageurs assis. A certaines heures, sur certaines lignes, se maintenir debout est l'activité primordiale. Enquête impensable à l'heure de pointe.
    • La présence ou l'absence d'adolescents, virtuoses supposés des activités multi-tâches et qui peut-être définissent une valeur extrême de l'échelle des comportements multi-tâche.
  • Les limites de l'observation et de la description - inséparables - de ce type de situations (limites conceptuelles et pratiques), et, par conséquent, de notre savoir sur les situations multi-tâche, sont flagrantes. Pour de telles pratiques sociales, l'auto-observation et la déclaration (journal d'activité sur le mode introspectif du journal ou carnet d'écoute ?) sont-elles pensables, indispensables ? "L'observable, c'est du filmable" affirme Jean-Pierre Olivier de Sardan (cf. Pratiques de la description, Edition HESS, 2003) : comment filmer sans intrusion, sans biais, et en conformité avec la législation sur la vie privée (CNIL) ? L'opt-in impose l'intrusion.
  • Il faudrait mettre en chantier "un guide d'études directe des comportements" de consommation des médias, à la manière du "Guide" de Marcel Maget. N'est-il pas révélateur qu'après un demi-siècle d'études et recherches média, un tel outil n'existe pas (l'IREP, par exemple, date de 1957) ? Connaissez-vous un outil qui s'en rapproche ?
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dimanche 21 février 2010

Foot, audiences et suspense

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Quelle sera l'audience de la Coupe du monde de football ?
La question agite experts et logiciels de prévision d'audience ; la recette est connue : mouliner les données passées, extrapoler, redresser par quelques variables spécifiques (tranches horaires de retransmission, équipes en lice), ajouter un doigt de constantes pifométriques, et voilà. Et c'est sûrement faux.

C'est d'abord l'effet du direct. Personne n'a vu le match en avant-première, ni journalistes bien introduits, ni pirates habiles... Mais surtout, tout est possible. L'histoire du foot le montre à foison. Et les mauvais spécialistes errent, et les très bons se trompent, mais avec talent. Le foot, c'est le suspense assuré : cela appartient à son essence, à la structure et à la définition même du jeu. Un gardien de talent, chanceux, peut retourner un match, un grand joueur peut perdre la boule et, d'un coup, enliser son équipe... Même l'arbitre est imprévisible et joue son rôle pour brouiller les pronostics. Tout est déjà arrivé, les annales le démontrent, mais il s'en invente encore. Sur une saison, les bons spécialistes sont capables de prévisions convenables. Sur un seul match,  non.

Le foot est le dernier refuge du suspense à la télé. On connaît toujours, très tôt, le dénouement d'un film, l'invention est si limitée, le bruit précédant la sortie est si fort que l'on sait presque tout anticiper : après quelques épisodes de "House" ou de "24", on peut imaginer l'issue, même si quelques péripéties sont imprévisibles parce qu'invraisemblables deus ex machina. Une fois plantés décors et personnages, les combinaisons possibles sont évidentes. Quant aux talk shows et autres variétés, ce chewing gum fade, on saurait en écrire les répliques cousues de langue de bois et de fil blanc. Tout y est tellement prévisible, "tension narrative" nulle.
Dans le foot jamais. On a beau tout savoir, on ne sait jamais rien. Plus on disposera de statistiques, d'historique et plus on aura de suspense. Car l'information ne tue pas le suspense, au contraire, elle en est le moteur même. Cf. Hitchcock : "The essential fact is, to get real suspense, you must let the  audience have information".

Sous le charme de ce principe d'incertitude, l'audience de la Coupe du monde est a priori radicalement imprévisible. Après coup, bien sûr, de savants commentateurs nous l'expliqueront, tout aura été éminemment prévisible.
Pour l'audience et le médiaplanning, le suspense a déjà commencé.
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mercredi 17 février 2010

Vu à la TV

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La publicité TV fait de l'audience sur Internet.
Et pas n'importe quelle audience : curieuse, impliquée, engagée, désireuse d'acheter, ayant aimé la publicité... Que peut-on espérer de mieux ? L'agrément, la notoriété bien construits sur Internet renvoient les téléspectateurs sur les sites des marques vues à la TV. En ce sens encore, Internet est le média des médias, l'un des lieux où convergent les actes des médianautes lorsqu'ils ont été convaincus ou séduits par un message publicitaire (l'autre lieu est le point de vente). Les analyses menées à l'occasion du Super Bowl le confirment  : près du tiers des téléspectateurs ont visité le site d'un annonceur après avoir vu un de ses message à la télévision quelques heures auparavant (cf. les données collectées par le panel de IMMI - Integrated Media Measurement Inc.).
Internet s'avère un indicateur précieux de retour sur investissement publicitaire en TV. On peut intégrer divers ratios dans le bilan de campagne, plus sûrs, ne faisant appel à aucune déclaration : tant d'Euros investis (à la rigueur tant de GRP) ont provoqué tant de visites, de clicks, de demandes d'informations, d'achats... Progressivement, on apprend la relation TV / Internet selon les produits et services, les types de créations, les types de plans TV, les coeurs de cible, les tranches horaires, les formats, les seuils de budget, les niveaux de répétition, etc. Tout peut être expérimenté, testé : un savoir capital est à accumuler.
En conséquence, toute campagne TV doit prévoir le site correspondant précisément au produit ou service vanté par la campagne, et une base de données capable de recueillir les informations voulues.

Internet réclame un médiaplanning TV prenant en compte et anticipant, dès la conception de la campagne, le relais Internet de cette campagne et sa mesure. La campagne peut définir des objectifs à remplir sur Internet, la création TV doit viser ces objectifs. Les termes utilisés, mis en avant par la création doivent creuser la notoriété, l'agrément de la marque/mot : les mots pour la trouver avec un moteur de recherche doivent venir aisément et être attribués à la marque et seulement à elle. L'ergonomie du site, sa charte graphique doivent être en harmonie avec la logique de la campagne. Tout doit être pensé pour faciliter et féconder le passage du téléspectateur à Internet. Une vraie conversion !
Internet rend la télévision interactive ; paradoxalement, nul ne mesure mieux (et moins cher) la TV qu'Internet.
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dimanche 14 février 2010

Médias traditionnels en forme

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  • La retransmission du Super Bowl a battu le record des audiences mesurées. CBS, la chaîne nationale grand public, a réuni plus de 100 millions d'Américain(e)s pour le plus grand - et souvent le plus ringard (hymne national par le people du moment, pom-pom girls, etc.) - des événements télévisuels. Record d'autant plus battu que s'ajoutent aux GRP TV les millions de contacts avec l'événement produits par les divers autres vecteurs numériques, sites Internet, sites de téléphonie. Et l'audience de la publicité du Super Bowl a dominé les audiences (y compris sur YouTube) : même la publicité a trouvé sa place dans ce concert médiatique.
  • En France, le groupe Marie-Claire lance Envy, nouvel hebdomadaire dit "féminin". 650 000 exemplaires mis en place (plus de trois fois la diffusion payée escomptée). Campagne de lancement de 20 millions d'euros (brut), dépensés en TV principalement. 45 pages de publicité sur 154 pour le premier numéro.
Tout ne va donc pas si mal pour des médias traditionnels que des "analystes" pressés disent condamnés. 

Avec CBS, le Super Bowl et ses messages publicitaires étaient partout sur Internet, mobile et immobile : l'événement a réussi sa diversification numérique plurimédia.

En revanche, la presse magazine n'a pas, semble-t-il, trouvé le rôle qu'Internet et la téléphonie pouvaient jouer dans son développement. Et s'il n'y en avait pas ? La question semble iconoclaste, raison de plus de se demander pourquoi on la pose si peu. Pourquoi nos envies de magazines seraient-elles sur Internet ?


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vendredi 12 février 2010

Faire payer

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Cela pourrait, en moins bien, plagier un titre à la Jean Yann, sur le mode de "Moi y'en a vouloir faire payer". Enonçons, en vrac, quelques directions de discussions.
Le problème du "faire payer" a émergé pour la presse quotidienne dès qu'Internet a mis en réseau tous les savoirs déjà gratuits (1995-2000). Chacun autrefois accédait parfois gratuitement à la presse quotidienne, mais à petites doses, dans quelques circonstances limitées, plus ou moins incommodes : dans les bibliothèques, les cabinets de lecture, dans la rue, affichée au mur, au bureau, chez le marchand, au bistro... Internet a généralisé tout cela : tout le monde, tout le temps, accède à tout, après avoir payé son accès ; et encore y a-t-il des lieux, nombreux, où  l'accès est "gratuit" : entreprises, institutions d'éducation, administrations... (affleurent ici de nombreuses difficultés de la mesure des audiences liées au lieu : provenance pour le papier, fréquentation au bureau ou à l'université pour Internet).
La presse n'est pas seule dans cette situation difficile qu'elle partage, entre autres, avec les encyclopédies, les livres non récents, les annuaires...
  • Faire payer, pourquoi pas, mais payer pour quoi ? Que fait payer la presse traditionnelle, "papier / messageries / points de vente" ? Distinguons accès et contenus. 
    • Avec Internet, l'accès ne "vaut" plus rien. D'ailleurs, la presse quotidiene gratuite doit son succès d'avoir rendu gratuit l'accès à la presse pour les voyageurs du métro. Dans la perspective de l'accès, la commodité, si décisive, est désormais banalisée : alertes, flux RSS, twitts etc. (on pourrait interroger la proximité des termes français et anglais commodity  / commodité)
    • Des contenus exclusifs ? Ils sont rares dans la presse nationale. La presse régionale en propose :  plus elle est locale, plus elle est exclusive.
    • Des services ? La plupart des services importants sont déjà gratuits : recherche, alertes, tendances, réseaux, commentaires, publication (blogs), archives, etc. 
  • La presse quotidienne a-t-elle trouvé ce qui mérite d'être payé ? Que produit-elle d'exclusif et d'indispensable, hors agrégation de contenus produits par d'autres ? C'est la production de cet exclusif qu'il faut encourager, stimuler, et subventionner, plutôt la production élémentaire, primaire que l'agrégation.
  • Internet n'a pas inventé la gratuité : beaucoup de contenus furent accessibles "gratuitement" bien avant Internet, grâce à la radio puis la télévision (financées par la taxe et la publicité). D'ailleurs, la presse a tenté autrefois de limiter la diffusion de l'information par la radio (accords de 1937) ! Les premiers concurrents "gratuits" de la presse, bien avant Internet, sont la radio et la télévision.
  • Réserver certains contenus à ceux qui paient ? Charger de cens la lecture ? Un régime "lectoral" censitaire est-il, dans son esprit, compatible avec celui du droit des aides publiques à la presse ? 
  • Le journaliste dont l'article est réservé à l'accès payant perd de facto une partie importante de sa rémunération : sa notoriété, monnayable sous forme de publications diverses, ou de "ménages", et tout simplement d'évolution de carrière et de liberté.
  • Avez-vous noté que les plus ardents militants du "faire payer" sont souvent ceux qui ne paient rien, grâce à un service de presse, une Newsletter ou  un abonnement professionnels ? Google et quelques autres ont aboli ces privilèges.
  • La presse magazine est dans une situation différente : de nombreux titres produisent des contenus exclusifs, utiles. Ainsi s'explique sa fécondité : plus de 600 titres nouveaux en 2009, année de crise (Source : Base MMM, janvier 2009).
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lundi 8 février 2010

Google se rend à la télé

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Google vient de dépenser entre 5 et 6 millions de $ pour être présent dans l'un des écrans publicitaires du Super Bowl. Le message publicitaire, "Parisian Love" (52 secondes), déjà diffusé depuis plusieurs semaines sur YouTube, vante la place du moteur de recherche dans la vie de ses utilisateurs. Comment comprendre cet achat d'espace, achat tellement calculé qu'il a été gardé secret par le network (CBS) jusqu'à la dernière heure sans doute afin de ne pas alerter la concurrence  (Bing) ?

Faut-il croire que Google se rend à la télévision comme l'empereur d'Allemagne autrefois se rendit à Canossa, pieds nus dans la neige, en signe de soumission, rencontrer le pape qui l'avait excommunié ? Google se rendant à la télévision reconnaît, de facto, la puissance de la télévision nationale grand public. Puissance en termes publicitaires (les GRP) mais aussi puissance politique : alors que Google est bousculé par Apple, par Microsoft, alors qu'il est décrié par les médias imprimés, un peu de sympathie et de soutien venant du grand public ne peut nuire. De plus, plaire à CBS / Viacom ne saurait nuire à YouTube non plus.

Google perd de sa superbe et rentre ainsi dans le jeu des grands médias. Voilà qui n'ira pas sans conséquences publicitaires.
Quelles autres interpétations donner de cet investissement publicitaire hautement symbolique ?
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vendredi 5 février 2010

SMS : a penny for your thoughts!

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Nielsen analyse l'usage du SMS par les adolescents et jeunes adultes américains (catégorie hétérogène regroupant des filles et des garçons de 13 ans et des adultes de 19, dits teenagers. Qu'y a-t-il de commun entre une jeune fille de 19 ans et un garçon de 13 ?). L'analyse est effectuée à partir des factures fournies par les abonnés. Selon cette analyse, les dits teenagers envoient plus de 3 000 textos par mois (soit près d'une dizaine par heure), 6 fois plus que la moyenne de l'ensemble des abonnés à la téléphonie portable. 
Le coût moyen du SMS est de 1 cent (one penny). La première variable à prendre en compte pour comprendre le succès des SMS est la politique des prix pratiquée par les opérateurs (forfaits illimités pour les SMS) : le tarif détermine la pratique, surtout pour ces âges qui ont en commun la dépendance budgétaire (parents). Le SMS est moins cher que la voix, et plus maîtrisable. L'engouement pour le SMS semble se propager aux plus jeunes qui suivent naturellement leur groupe de référence.
  • Champ-contrechamp muet, sans regard, le SMS se situe à un degré très bas de la communication, d'autant plus bas qu'il recourt aux clichés (formules), aux abréviations et aux symboles (smileys). Aux yeux des philosophes qui, au nom de la morale, ont réclamé le face à face et la dialectique des regards comme principes de la communication, c'est un désastre.
  • Cet usage peut freiner chez les jeunes texteurs le développement d'une compétence orale et surtout d'une compétence d'argumentation. Le texto ignore les verbes, conjugue rarement, n'argumente guère et ne nuance pas. 
  • Appauvrissement de la communication qui atteindrait même les discours amoureux (recours aux photos, dit  sexting) ! La déclaration d'amour romantique, timide et osée, a-t-elle un avenir ? Bientôt la Saint-Valentin, SMS ?
  • Interprétons ces analyses prudemment : si le SMS n'est qu'un élément de plus dans la panoplie de la communication interpersonnelle, il est enrichissement ; en revanche, là où il prend toute la place, rogne sur la voix et la rencontre face à face, on peut craindre l'appauvrissement. Polyculture ou monoculture de communication : la statistique des usages du SMS, dégagée du fait social communicationnel total où elle s'insère (cf. M. Mauss), ne dit pas grand chose.
En France, l'usage des SMS s'accroît (23% d'augmentation au trimestre passé) ; il atteint 110 SMS par mois par client actif selon l'ARCEP, en décembre 2009 (70 en décembre 2008).  Ce serait 5 fois moins qu'aux Etats-Unis ? Bizarre : il faudrait examiner et confronter les méthodologies de comptage.
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mercredi 3 février 2010

Temps de travail et durée média

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L'INSEE évalue la durée annuelle moyenne du travail dans les pays développés ("Soixante ans de réduction du temps de travail dans le monde" (Gérard Bouvier, Fatoumata Dial, janvier 2010). Cette durée baisse sous l'effet des revendications et de leur traduction législative et réglementaire ; mais elle est d'abord l'effet du développement du salariat : entre 1950 et 2007, la durée du travail est passée en France de 2 230 à 1 559 heures, avec 17% de la population active à temps partiel et 91% de salariés.

Alors, plus de temps pour les médias ?
Pas si simple. Pour les médias de grande consommation, l'évolution du temps libre est plus significative que la durée travaillée. Car, plutôt que le temps de travail (qui est aussi le temps payé), importe le temps contraint. En effet, si le temps de travail légal baisse, le temps lié au travail, ou comme le formulèrent les économistes au 19ème siècle, le temps nécessaire à la reproduction de la force de travail, ne tend pas du tout à diminuer.
  • Le temps de transport (cf. l'étude de l'INSEE de juillet 2009 sur "la mobilité quotidienne des habitants" par Jean-Paul Hubert) augmente hors des centres villes : effet d'un urbanisme qui entraîne l'éloignement du lieu de travail, des commerces courants, des services (santé, administration). 
    • S'y ajoute le temps des transports scolaires (particulièrement importants à la campagne. Cf. Chantal Brutel, L'attractivité des villes étudiantes et des pôles d'activité, INSEE, janvier 2010). Transporter les enfants d'un lieu à un autre : plus les parents travaillent, plus ils doivent gérer la "garde" d'enfants (centres de loisirs, crêches, activités péri-scolaires, etc.). Ceci accroît la tension sur le temps "libre". 
    • La domination sociale se paie en distance spaciale. En réaction, les salariés développent une sorte de remembrement des temps de leur journée, réduire la durée des déplacements en diminuant leur nombre, journée continue, déjeuner au bureau, etc.
  • Aux transports s'ajoute le travail au domicile, qui n'est pas toujours appelé "travail", ni perçu comme tel : soin des enfants, bricolage, loisirs créatifs, gestion du foyer. Souvent, il occupe le temps gagné avec le "temps partiel", les 35 heures, etc.
Du point de vue des consommations média, comment estimer les conséquences de cette évolution du temps contraint ?
  • Le temps de transport est souvent un temps qu'accompagnent des médias traditionnels : affichage, radio, presse gratuite. Le temps de transport profite de plus en plus aux nouveaux équipements numériques, personnels et portables (iPod, iPhone, consoles de jeux portables, téléphonie, Internet mobile, etc.), collectifs (écrans du digital signage). 
  • Travailler prend de plus en plus de temps. En conséquence, l'augmentation du temps disponible pour les médias provient surtout de consommations média secondaires, activités d'accompagnement, parfois non choisies. L'allongement global des consommations média est lié à une densification du temps d'activité, à une culture intensive du temps :
    • aux médias multi-tâches : téléphoner, jouer, regarder un film, médias de la mobilité
    • à l'environnement publicitaire des déplacements, métro, bus, trains, ascenseurs, aéroports : affichages, radio, digital signage
    • aux médias consommés sur le lieu de travail : réseaux sociaux, shopping en ligne, musique
    • aux lieux d'attente (wait marketing) : médecins, coiffeurs, bureaux de poste, banques, caisse d'hypermarché, de pharmacies
    • à l'environnement publicitaire des lieux commerciaux : digital signage, in-store media, etc.
    • aux activités média simultanées : regarder la télé en lisant le magazine ou le guide de programmes (IPG) en faisant son courrier électronique ou en téléphonant (en altérant l'un des médias : plus de son, etc.)
    • aux activités multitâche pendant le travail domestique : baladeur, pendant le ménage, radio, télévision à la cuisine, etc.
    • à l'accompagnement des activités scolaires : radio, MSN, SMS, Facebook, iTunes...
En conclusion, si le temps média global augmente, le temps média pur, choisi, 100% passion, n'évolue sans doute pas selon un même rythme. La distribution de l'attention change, ramenant la durée sur le devant de la scène plutôt que le temps, trop souvent réduit à de l'espace (cf. Henri Bergson).
Mais ce sont là qu'intuitions, difficiles à estimer. La vie quotidienne ne se résout pas en feuille de temps, il y manque des observations ethnographiques (la consommation de médias dans les transports en commun, par exemple), des démarches de type introspectif aussi (pour saisir le temps vécu, la "conscience interne du temps" et non seulement celle, externe, des agendas ; pour saisir les préoccupations, et non seulement les occupations). Tout cela serait à combiner avec des observations passives, rigoureuses.
Passer du temps des horloges aux durées vécues réclame des approches nouvelles, les appareils numériques peuvent y contribuer.
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