mercredi 17 juin 2015

Numérique et destruction créatrice de médias


Depuis 20 ans, les médias traditionnels d'information sont assaillis par de grands services numériques sans contenu propre, sauf fourni par les utilisateurs eux-mêmes (User-Generated Content).

Tout support numérique sans contenu se fonde sur un service aux consommateurs (réseau social, moteur de recherche) pour accumuler et vendre des contacts publicitaires. Chaque service y va de son appli mobile, qui recherche et puise des contenus dans les productions des médias traditionnels et les agrège à son bénéfice. Les médias traditionnels, "legacy media", médias de contenus, sur le fond, n'ont pas changé : la presse comme la télévision ou la radio restent d'abord des créateurs organisateurs de contenus, d'information entre autres, et, notamment, d'information locale.
Le numérique n'y change pas grand chose : la collecte de cette information ("All the news that's fit to print", selon le slogan du New York Times depuis 1896), son traitement (vérification, curation, narration, illustration) coûtent cher. La monétisation semble rester en rade ; elle s'est empêtrée dans sa distribution traditionnelle.

S'agit-il de destruction créatrice ? Disruption : une concurrence terrible qui vient d'où l'on ne l'attend pas. La presse américaine n'attendait pas les moteurs de recherche, elle n'attendait pas les réseaux sociaux, elle ne se méfie pas de la géolocalisation... Les quotidiens ont craint USA Today et The  National Sports Daily comme les networks ont redouté les chaînes thématiques, CNN, ESPN... Aveuglés par ces leurres involontaires, armés d'analyses de concurrence, classiques et trompeuses, on dirait que les médias n'ont rien voulu voir venir.

Qu'est-ce qui a été détruit et recréé ? Ce sont les modes de distribution. Mais cette destruction n'a été possible que parce qu'ont subsisté, inaltérés et disponibles gratuitement, la création journalistique des médias, les contenus.
Si les plus jeunes se tournent vers le Web, mobile surtout, et abandonnent les supports traditionnels de l'information (Reuters Institute for the Study of Journalism at the University of Oxford, 2015), ils n'abandonnent toutefois pas les contenus ! L'agrégation de contenus opérée par les médias traditionnels est une commodité de distribution (packaging). La désagrégation en cours correspond à de nouvelles formes de distribution. Mais, toujours, derrière cette mutation du papier aux applis mobiles, il y a des contenus, des créations, du plaisir.
La distribution peut compter sur l'automation et l'intelligence artificielle pour optimiser son modèle économique et réduire sans cesse les coûts de transaction. En revanche, la création, qui lutte contre le chaos et l'entropie, ne peuvent guère compter que sur l'intelligence naturelle d'une main d'œuvre créatrice (journalistes, etc.).

Récemment Apple, Facebook, après d'autres (Google News, Flipboard, etc.) se sont positionnés comme distributeurs de produits élémentaires de la presse, désagrégés, l'article étant l'atome de lecture mobile.
  • Après Paper (1994), Facebook teste Instant Articles. Paper a joué un rôle de brouillon ; avec Instant Articles, Facebook se positionne comme distributeur d'articles de presse à part entière. Les articles sont publiés directement dans l'appli Facebook (iOS), bénéficiant d'une meilleure ergonomie : alors qu'actuellement, les articles de presse se téléchargent lentement, Facebook promet un téléchargement 10 fois plus rapide que le Web mobile et des modalités d'édition enrichie (zoom, plein écran, autoplay, légendage audio, etc.). L'information est-elle déjà "Facebookified" ? Quelle part du trafic des médias vient de Facebook ?
    • La publicité sera gérée directement par le titre qui alors gardera 100% des revenus ou bien elle sera confiée à Facebook Audience Network qui prendra 30% des revenus. Par ailleurs, Facebook propose aux éditeurs les fonctionnalités de LiveRail (people-based targeting pour mobile.
    • Les éditeurs pourront aussi utiliser leurs propres analytiques, dont Google Analytics ou comScore, s'ajoutant aux outils mis à disposition par Facebook (Tools and Insights for Publishers).
Les titres engagés avec Instant Articles (source Facebook, May 2015)

  • Apple annonce News pour l'automne 2015 (Etats-Unis, Australie et Grande-Bretagne d'abord). News sera une appli iOS 9, personnalisable, qui devrait remplacer Newsstand et agrégera des articles de presse. Le partenariat de lancement mobilisera The New York Times, ESPN et des titres du groupe Condé Nast (bon appétit, etc.). 
    • Les titres commercialisent leur espace publicitaire, mais à la différence de Facebook, les données de consommation de la presse ne seront pas transmises aux titres afin de garantir la vie privée des lecteurs ("Apple doesn't share your personal data"). Apple commercialisera les espaces publicitaires invendus.
    • Branding : avec Apple News Format for Publishers, Apple laisse la possibilité aux éditeurs d'effectuer la promotion de leurs titres (abonnements).
    • Le contenu proposé par News tiendra compte de ce que le lecteur lit habituellement en vue d'atteindre un niveau d'intérêt et d'engagement croissant. 
    • Au travail de gestion suivant un algorithme, pourrait s'ajouter un travail de curation humaine.
  • Twitter travaillerait à Project Lightning, une fonctionalité permettant de suivre un sujet ou un événement ; des curateurs incorporeraient des tweets sélectionnés en une narration (story) accessible et mise à jour sur l'appli Twitter pour iOS.
Parmi les questions que suscitent ces développements :
  • La mesure totale du lectorat total n'en finit pas de se complexifier ? Comment intégrer ces audiences nouvelles avec les analytiques actuels de la presse ? 
  • Qui détient les données de lecture ? Le titre pourra-t-il y accéder pour construire sa stratégie éditoriale, promotionnelle, publicitaire ?
  • S'il se crée des carrefours (hubs) où les lecteurs peuvent se rendre pour découvrir des articles, des revues, si l'on peut y passer sans effort d'une publication à une autre, quelle marque en bénéficie ? Apple ou Conde Nast ou Bon Appetit ? Qui profite de la notorité (branding) ? A qui les lecteurs seront-ils fidèles ? A Facebook, Apple, ou à l'éditeur ? La marque éditeur ne risque-t-elle pas d'être diluée ?
  • Avec des opérations comme News ou Instant Article, les médias de contenus accroissent leur dépendance vis à vis de leurs puissants distributeurs (addiction). On dirait parfois qu'ils se livrent en aveugles au destin numérique qui les entraîne...
De plus, la mainmise progressive d'agrégateurs ("massive social media aggregators") comme Google, Apple ou Facebook sur les contenus des médias américains semble se doubler de la concurrence que ces entreprises font aux médias traditionnels en matière d'information, notamment en période électorale. Ainsi, Facebook semble la source de plus en plus fréquente des informations politiques, pour les moins de trente ans (cfPew Research Center, 2014). Voir aussi le rôle de Facebook (Obama et les networks) et de YouTube (Google) dans la communication gouvernementale (cf. Un président sur YouTube).
Facebook guigne les dépenses publicitaires des partis politiques et des candidats, réduisant d'autant la part de marché des médias locaux, notamment celle de la télévision. Mais ce n'est pas la seule avancée de Facebook dans l'information : le réseau s'attaque indirectement aux médias traditionnels en facilitant la tâche des relations publiques (PR). Ainsi, alors que le nombre de journalistes décroît, celui des PR augmente : les journalistes font carrière dans les RP (y compris des jouralistes ayant obtenu des prix Pulitzer). La communication l'emporte sur l'information.
Twitter de son côté concurrence aussi 
les médias traditionnels pour la couverture des campagnes électorales (cf. le travail de Peter Hamby, journaliste de CNN, "Did Twitter Kill the Boys on the Bus? Searching for a better way to cover a campaign", Shorenstein Center Fellow, Harvard University, Spring 2013, 95 p.) : la conclusion de l'auteur sonne comme une menace de plus : "More and more, the mainstream political press is being cut out of the election process".

Les applis sur mobiles deviennent le mode le plus courant de la consommation d'information (newsreading apps). La majorité des visiteurs de la plupart des sites d'information viennent du mobile (selon Pew Research Center). Face à des entreprises gigantesques, attrape-tout, comme Facebook, Google ou Apple, les médias d'information et de divertissement semblent coincés, hypnotisés : ne pouvant les battre, ne leur reste-t-il à qu'à s'y rallier ? Facebookisation de l'information, Facebook assurant la police de l'information (content cop) ?

N.B. Pour d'autres formes d'intervention des réseaux sociaux dans l'information, voir, par exemple, les collaborations successives de Storyful (News Corp.) avec Facebook (2014) puis YouTube (2015).

1 commentaire:

Unknown a dit…

Les questions posées par cet article sont cruciales car c’est une véritable révolution dans la diffusion de contenus qui est en marche.

Après son lancement en octobre dernier aux Etats-Unis, le format mobile « Instant Articles » de Facebook a commencé à être déployé en France ce mercredi (le 25 novembre). Le Parisien a publié ses premiers contenus dans ce format et devrait être suivi par 20 Minutes puis en janvier par Les Echos ou encore Paris Match. Quel apport pour le consommateur ? Ce format offre un chargement plus rapide du contenu et une ergonomie qui est censée favoriser la lecture sur mobile. Quel apport pour les acteurs médias ? Ce nouveau format doit leur apporter une visibilité accrue sur Facebook, potentiellement plus de trafic, mais aussi des statistiques sur les lecteurs.

Toutefois, cela pose de vraies questions : les médias qui adoptent ce format prennent le risque d’être lus sur Facebook plutôt que sur leur propre application ! Cela a convaincu d’autres éditeurs français, comme le Monde, Libération ou Le Figaro de ne pas s’engager dans ce partenariat. En plus de la perte de lien avec leur audience, ces médias craignent de devenir trop dépendants de Facebook pour la diffusion de leurs contenus. Ils ont sans doute en tête l’exemple de l’agrégateur Google News qui avait montré que la toute puissance d’un acteur pouvait devenir un problème, surtout s’il changeait les règles en cours de route. Par ailleurs, les premiers retours des médias américains qui ont adopté cette fonction (depuis octobre) sont nuancés : le gain d’audience et de visibilité ne semble pas évident et surtout l’échange de données est pour le moment assez limité, Facebook gardant pour lui de nombreuses informations sur les utilisateurs.

Le problème c’est que Facebook a déjà annoncé qu’il mettrait en avant de manière plus importante ces contenus par rapport à des publications plus classiques. Une manière de mettre le couteau sous la gorge aux médias réfractaires ? Il faut dire qu’il est de plus en plus difficile de résister à Facebook et à sa force de frappe monumentale… Cela en deviendrait presque effrayant !