dimanche 16 août 2015

Le Crieur, revue critique


Une nouvelle revue, c'est toujours une très bonne nouvelle pour la vie intellectuelle et les libertés. Réjouissons-nous. Celle-ci est belle et revigorante. Le titre est bien choisi : le crieur est un mécontent qui manifeste, c'est aussi quelqu'un qui publie, mène les enchères (bourse, criée), annonce les nouvelles et vend les journaux dans les rues... (voir le travail de Nicolas Offenstadt, "un crieur dans la ville au Moyen-Âge"). Penser aussi à Arthur Rimbaud et "Les poètes de sept ans" :

"Il n'aimait pas Dieu, mais les hommes, qu'au soir fauve,
Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg,
0ù les crieurs, en trois roulements de tambours,
Font autour des édits rire et gronder les foules."

Publiée par Mediapart et les Editions La Découverte. 162 pages. Sans publicité : les lecteurs paient, gage d'indépendance souhaitable pour une revue critique.
Premier numéro, juin 2015. 15 €.
La Revue du crieur est publiée trois fois par an, 39 € l'abonnement.

Le positionnement de la revue semble encore hésiter ; le ton évoque parfois la sociologie de la culture à la manière d'Actes de la recherche en sciences sociales (Pierre Bourdieu), parfois Esprit ou Les Temps Modernes, voire même Le Canard Enchaîné (faire "rire et gronder les foules", ce serait bien aussi !). Laissons Le Crieur chercher sa voix.
Les articles gagneraient souvent à recourir à des illustrations graphiques ou photo-graphiques pour expliquer les raisonnements. Ainsi, quand, par exemple, Ludivine Bantigny et Julien-Théry Astruc évoquent "la puissance des réseaux" de Marcel Gauchet, une représentation graphique de ces réseaux aiderait les lecteurs à en percevoir la puissance, la multi-positionalité, l'organisation et la logique. Même suggestion à propos de l'art, des musées et des industriels du luxe, ou encore, des relations de Google avec la presse.

Le contenu de la revue est alléchant pour qui s'intéresse aux médias : un article sur Google et la presse (Dan Israel) aborde un sujet délicat puisque Google contribue au financement de certains titres de la presse française. Article fouillé, à lire pour comprendre les médias français et leur développement numérique.
Un sujet sur YouTube, facteur de conformisme, et le marché télévisuel, et donc sur Google encore, décidément, par Olivier Alexandre : "L'imaginaire sous contrôle : voyage dans les images formatées et monétisées des Youtubers".
Pour les spécialistes des médias, signalons encore l'article de Marc Saint-Upery sur la pop coréenne et sa déferlante internationale. Phénomène à suivre et approfondir.

Que se passe-t-il en Chine ? Les médias devraient se poser la question tous les matins. Un article de Thomas Brisson examine les traces du retour de Confucius (孔子) dans la "pensée chinoise", suite au succès en 2007 d'une émission de télévision de CCTV et d'un livre de Yu Dan (于丹). Articulation intéressante de deux médias pour provoquer un événement.
Mais Confucius, dénoncé par les dirigeants du moment, avait-il vraiment disparu pendant la période dite maoïste ? N'y a-t-il pas beaucoup de confucianisme dans les raisonnements et les formulations de Mao ? Décrit aujourd'hui comme un "VRP de la Chine capitaliste", Confucius a été dénoncé comme un penseur réactionnaire, notamment à propos du statut social accordé aux femmes et au respect indiscuté dû aux anciennes générations. Certains aspects de sa morale toutefois, sous la forme de la "règle d'or", ne semblent pas éloignés de la morale kantienne. L'auteur pointe les signes visibles d'un renouveau confucéen : création d'un lieu de mémoire à Qufu, lieu de naissance de Confucius (曲阜), érections de statues, enseignement. Quelle signification donner à cette apparente reconfucianisation de la Chine ? Qu'en diraient nos sinologues, Anne Cheng, François Jullien, Jean-François Billeter ? N.B. Professeur de média à l'université de Beijing et vulgarisatrice à succès, Yu Dan publie en français, chez Belfond, des livres sur les philosophes chinois : "Le bonheur selon Confucius. Petit manuel de sagesse universelle", "Le bonheur selon Tchouang-Tseu"...

Marion Rousset consacre un travail stimulant au marché de l'art sous pression de l'industrie florissante du luxe : "Ce que l'argent fait à l'art. L'art contemporain dévoré par l'industrie du luxe" ; quelle collaboration des institutions publiques. L'art est-il un luxe ? Comment va, à quoi sert "l'amour de l'art" ?
Retenons aussi les études de quelques spécialités intellectuelles nationales (Marcel Gauchet, Michel Onfray), études qui rompent avec les célébrations à la mode. Nouveaux "chiens de garde" ? Mentionnons encore un article sur "Le pseudo complot Iluminati" (Yves Pagès), un article documenté et iconoclaste d'Eric Chamaillou sur la NSA et le renseignement...

Dans l'ensemble, du beau travail. Beaucoup d'opinions qui contestent les opinions les plus courantes. Salutaire. Mais on attend plus que des opinions. A propos, comment sont choisis les auteurs, à quel(s) réseau(x) appartiennent-ils ? La revue manque d'humour ; pourtant les sujets et les personnages évoqués s'y prêteraient, le ridicule leur irait bien. Peut-on marier pamphlet et démonstration ? Sans doute, certains articles, certains auteurs, certains engagements déplairont. C'est bon signe, la presse n'a pas pour mission de plaire.

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