vendredi 25 mars 2016

Rafistoler le GRP TV avec des données ?


Pour le grand marché publicitaire annuel de la télévision américaine (upfront market), qui se tiendra en mai, le groupe Fox (Fox Networks Group) propose de commercialiser son espace en recourant à une nouvelle unité de compte, le coût pour mille ciblé, "tCPM" : targeted CPM. Cette unité de compte sera utilisée pour déterminer les garanties d'audience et calculer les éventuelles compensations qui caractérisent cette vente d'espace plusieurs mois en avance.

Une suite de quatre produits, l'Audience Insight Manager (AIM) dont le but est d'améliorer les outils d'achat à l'aide de données (data-enhanced buying tools”), retient quatre modalités de transaction possibles :
  • Optimized Audience Read : l'inventaire proposé recourt aux données exclusives de Fox (proprietary data, first party) ; il est croisé avec les demandes précisément ciblées des annonceurs.
  • Target Audience Guarantee : tCPM unique (Coût Pour Mille vues ciblées), performances garanties pour les chaînes linéaires, optimisées à l'aide des données de Fox Networks Group (nombre de téléspectateurs ciblés).
  • Multi-Platform Guarantee : propose un mélange de tous les supports avec un tCPM garanti globalement à la fois pour les supports linéaires et non linéaires, contenu premium, sélectionné indépendamment du support.
  • Linear Programmatic Buying : permet aux annonceurs d'acheter de l'inventaire de la télévision linéaire, à la volée, sur une place de marché privée ; intégration avec les principales DSP.
Depuis des années, Fox conteste le mode de fonctionnement voire le principe même de l'upfront market.
Fox a rassemblé l'ensemble de ses supports en une régie unique, mêlant numérique, broadcast et thématique. Pour améliorer et moderniser ce marché, Fox avec AIM, mobilise des données et, prudemment, la vente programmatique. Les données devraient permettre de mieux valoriser certaines émissions, notamment celles dont l'audience est limitée (micro-cibles, affinité élevée avec les clients et prospects).  Les données sont mobilisées pour optimiser l'achat au GRP et, en même temps, renouveler la politique de garanties.

Il s'agit de rendre le marché moins dépendant de Nielsen et de pouvoir augmenter les prix de l'espace, de passer à petites doses du mediaplanning au planning des clients (audience planning). Pourtant, Nielsen reste l'arbitre du marché, le GRP la monnaie essentielle des transactions. Les données corrigent seulement et enrichissent le GRP courant (ciblé) surtout retenu pour les émissions à très large public, pour ce qui reste en télévision de mass média.

Cette tentative de conciliation du marketing du linéaire et du numérique fait penser à un bimétallisme monétaire. Une monnaie va-t-elle chasser l'autre (loi de Gresham) ?

vendredi 18 mars 2016

Recettes publicitaires : le triomphe des écrans de la mobilité


L’IREP a publié son bilan publicitaire pour l’année 2015. Qu’est-ce qui va pour le mieux dans le meilleur des mondes de la publicité ? La mobilité numérique, en tous genres.
  • Le mobile d’abord, smartphones essentiellement, avec une évolution de 2014 à 2015 de +28% (taux de croissance des recettes net qui ne prend en compte ni le search, ni les réseaux sociaux).
  • Ensuite, en termes de progression, vient le numérique extérieur (Digital Out Of Home, DOOH) avec une croissance de 15,5% (alors que la publicité extérieure, dans son ensemble, est reléguée à -10,1%).
Les données mobilisées pour cette analyse interprofessionnelle prennent mal en compte les recettes du mobile, fortement sous-estimées, très certainement. C'est dommage.
Le papier décroche. Les écrans l'emportent. Mais la presse n'est pas que du papier, il s'en faut : c'est aussi du web, du mobile, etc. Elle est une composante essentielle de la publicité numérique.

Cette présentation du marché publicitaire par l'IREP repose sur une classification arbitraire des médias classiques. Evidente parce qu'historique, traditionnelle et ancrée dans nos habitudes professionnelles et, par conséquent, propice aux comparaisons diachroniques.
Mais on pourrait avantageusement imaginer d'autres classifications ; l'une, par exemple, qui rassemblerait dans une même catégorie toute la vidéo : la télévision linéaire (broadcast) et le streaming (OTT, vidéo diffusée sur des réseaux sociaux, sur YouTube), vidéo diffusée sur les écrans DOOH, dans le métro, les aéroports, les centres commerciaux. Mais encore la vidéo diffusée par les régies publicitaires des salles de cinéma, la vidéo sur le mobile, sur des sites dits de presse ou de radio, etc.).
Ou encore une classification regroupant tous les supports de la presse, papier et numérique et donc le numérique sans la presse pour éviter d'éventuelles duplications, sans la télévision...
La répartition des recettes publicitaires en serait différente et le diagnostic de la situation aussi. On y gagnerait en lucidité opérationelle. On pourrait d'ailleurs publier plusieurs points de vue statistiques pour décrire l'état du marché publicitaire ; l'arbitraire des catégories statistiques n'en serait que plus visible et plus fécond.

lundi 14 mars 2016

Netflix, première télévision mondiale


Netflix n'est pas une chaîne. Il n'y a ni maillons, ni stations comme en réunissent les networks américains, il n'y a pas de satellites de diffusion non plus comme en utilisent CNN ou ESPN.
Netflix n'accepte pas d'interruptions publicitaires. Ses revenus proviennent exclusivement de la vente directe aux consommateurs sous la forme d'un abonnement mensuel. L'absence de la publicité dans le modèle économique ne lui impose pas d'insertion dans le tissu économique national (ce qui, soit dit en passant, fait percevoir, un des effets ignorés du financement publicitaire).
Le contenu proposé aux consommateurs sera de plus en plus mondial ; ce sera de moins en moins une mosaïque de contenus nationaux, tel est l'objectif déclaré (cf. "evolving proxy detection as a global service" ). Ainsi, en mars 2015, Netflix diffuse "Daredevil" simultanément dans 190 pays. La mondialisation de Netflix, c'est du "Soft power" en faveur des Etats-Unis.
Déjà, Netflix compte plus de 30 millions d'abonnés hors Etats-Unis, 21 langues.
Netflix déshabitue les téléspectateurs des comportements de consommation hérités de décennies de diffusion linéaire (dont HBO) et généralise ses modes de consommation (habitus télévisuel) : binge watching, consommation multisupport dont smartphone, abonnement forfaitaire, chill, recommandations... Télévision armée d'innombrables données qu'elle ne partage pas.

Berlin : affichage Netflix pour "Better Call Saul",
 série issue de "Breaking Bad", mars 2016
("La vérité n'est pas non plus une solution")
Quels sont les obstacles à la mondialisation que propage Netflix ?
  • Le droit protectionniste que déploie chaque nation, les réglementations nationales : si la conquête peut être fait de culture, alors il faut résister au "Soft power" et se protéger par le droit nationalLes Etats imposent des productions nationales, en faveur de leur industrie cinématographique organisée en groupe de pression. La Chine seule résiste encore à Netflix, qui ne désespère pas. La revendication de défense des cultures nationales est incommode à prôner puisque les industries culturelles et leurs serviteurs se réclament de l'universel, en théorie.
  • La diversité linguistique. Doublage, sous-titrage : Netflix entraîne ses abonnés à l'acceptation du sous-titrage (cf. "Narcos", "Orange Is The New Black"). Notons que la barrière linguistique à l'entrée sur le marché des médias s'abaisse au fur et à mesure que les nouvelles générations acquièrent une compétence de réception de l'anglais (ou l'illusion d'une compétence : l'anglais de "Orange is the new black", par exemple, est extrêmement difficile, en raison de ses multiples sociolectes).
  • Les différences de performance des infrastructures pour le haut débit ("essential facility") pourraient et sans doute constitué un obstacle à l'implantation de Netflix. En fait, le succès de Netflix en fait l'un des accélérateurs de développement de ces infrastructures. Pour optimiser la diffusion de ses programmes, Netflix recourt au cloud (AWS d'Amazon) et à son propre Content Delivery Network (CDN) qui utilise des Open Connect Appliances (OCA) placés sur les ISP locaux. Netflix s'appuye sur des algorithmes de consommation pour prépositionner les contenus (cf"Netflix Media Center").
L'effet le plus manifeste de la mondialisation de et par Netflix s'observe d'ores et déjà en France avec la série "House of Cards". Elle a d'abord été diffusée triomphalement sur la chaîne payante Canal + qui en avait acheté les droits. En 2016, Netflix étant dorénavant présent en France, la quatrième saison de la série ne sera plus accessible qu'aux abonnés de Netflix en France. Les premières diffusions sur Canal+ auront fonctionné comme de remarquables promotions de Netflix. C'est sans doute de promotion qu'il s'agit quand TF1 diffuse les premiers épisodes de "Marseille" (co-diffusion, mai 2016).

Mondialisation de la production ? Pour remplir les obligation réglementaires que lui imposent les Etats et que requière le marketing, des productions de Netflix sont ancrées dans des économies nationales : "Marseille" (France), "Suburra" (Italie), "The Crown" (Grande-Bretagne), "Club de Cuervos" (Mexique, sur le football), "3%"(Brésil), "Okja" (Corée), "Dark" (Allemagne)...
Les produits américains télévisuels bénéficient d'une image favorable auprès des publics internationaux. Les chaînes nationales, publiques et commerciales, ont fait le lit de leur concurrence future en mettant en avant les émissions américaines dans leur grille. Désormais, une partie de celles-ci leur échapperont parce qu'elles seront produites par Netflix.
Netflix répond à la demande de générations qui ne comprennent plus les blocages nationaux et les barbelés virtuels de type "guerre froide". Une enquête de TNS Emnid en Allemagne pour le Verbraucherzentrale Bundesverband confirme que les consommateurs demandent une ouverture des frontières leur permettant d'accéder aux programmes étrangers: "digitalen Inhalte grenzüberschreitend nützen". La portabilité transfrontalière proposée par la Commission européenne va dans cette direction (cf. "cross-border portability of online content services").

Pour Netflix, le nerf de la guerre est donc désormais la production de nouveaux contenus, originaux, de qualité : 600 heures ont été promises pour 2016 (pour un budget de 1,2 milliard dollars). Netflix vise un contrôle accru de ses contenus, pour s'affranchir de la dépendance des studios hollywoodiens. De plus, l'internationalisation devrait enrichir le moteur de recommandation de Netflix de données nouvelles transcendant cultures et sous-cultures nationales.

Déjà, des opérateurs traditionnels de télévision tentent de s'inspirer de Netflix, dont ils ressentent la menace même s'ils ont réussi à produire de pseudo "études" pour clamer que la consommation de télévision linéaire n'en était pas affectée. Il s'est même trouvé un cadre du network américain NBC pour enrôler Dieu au service de la télévision linéaire : "linear TV is TV like God intended". 
Excommunions Netflix !

mercredi 2 mars 2016

OITNB : The New Black, nouvelle couleur des séries Netflix


Ouvrage publié en 2011, $8,6 (ebook)
par Spiegel & Grau, 327 p.
Tout part d'un fait divers, raconté en un roman / mémoire auto-biographique, puis dilué et monté en série TV : "Orange Is The New Black" (OITNB pour les fans) par Lionsgate Television. L'ouvrage d'origine est sous-titré "mon temps dans une prison pour femmes". Condamnée à 15 mois de réclusion (pour commerce de drogue et blanchiment d'argent), l'auteur âgée d'une trentaine d'années, passera finalement 13 mois dans une prison, dans le Connecticut. Il s'agit de la vie quotidienne de la prison vécue et observée par une jeune femme blonde d'une bonne famille new-yorkaise, riche, diplômée de Smith College, établissement féminin très chic de la Nouvelle Angleterre. Précipité de distances sociales, vision féminine d'un univers féminin. Rencontres improbables, regard tendre.

Avec la série télévisée, le fait divers et le mémoire ont changé de dimension et de nature. Sa notoriété devint exceptionnelle. Lancée en 2013, la quatrième saison de la série sera diffusée à partir du 6 juin 2016 sur Netflix puis renouvelée pour trois saisons. Au total, la série s'étirera en un feuilleton de 91 épisodes.
D'abord, le titre. Humour paradoxal inspiré d'une expression de l'univers de la mode où la couleur chic et distinguée est le noir. En prison, la couleur orange, celle de l'uniforme des détenus ("inmates") est du dernier chic ! Au Québec, le titre a été élégamment traduit par "L'orange lui va si bien".
La série dont on dit qu'elle est la plus regardée de celles diffusées par Netflix (mais Netflix ne publie pas de données d'audience), a obtenu de nombreuses récompenses (Golden Globes, etc.). Son succès considérable a participé comme "House of Cards" (février 2013) à établir la réputation de Netflix dans le grand public. Lancée en juilllet 2013 aux Etats-Unis, elle est désormais diffusée mondialement (à l'exception de la Chine où Netflix n'est pas présent). La confusion des rôles des acteurs et scénaristes dans la série et dans leur vie privée ont trouvé de multiples échos dans la presse, aux rubriques people ou show bizz.

Au-delà de la curiosité que suscitent la vie de la prison et de sa routine, OITNB a pu être reçue comme une dénonciation de la politique carcérale, notamment à l'égard des femmes, comme un manifeste féministe, un éloge de la "diversité", etc. Son retentissement a alimenté une réfélexion juridique sur la répression de la délinquance : ainsi, de la discrimination que connaissent certaines populations ou encore de la dénonciation des effets dévastateurs du cachot ("solitary confinement") sur la santé mentale des détenus, cachot évoqué dans la série sous le nom de SHU (pour Security Housing Unit). Depuis, Piper Kerman, l'auteur du livre, intervient fréquemment pour la défense des intérêts et des droits des détenus (cf. son intervention au Sénat devant le Committee on the Judiciary Subcommittee on the Constitution, Civil Rights and Human Rights).

Construction et narration
En confrontant livre et série, on peut saisir l'impressionnant travail d'écriture et de développement effectué par les scénaristes de la série ; il leur faut introduire régulièrement du spectaculaire, du suspense, du dramatique : suicide, agressions, trafic, relations homo- et hétérosexuelles (une détenue est enceinte). Parfois, ce n'est même plus crédible, mais il faut durer ! Au contraire, le livre est plus banal et fait une place essentielle aux portraits de détenues ainsi qu'aux réactions de l'auteur : observation participante pour une écriture sobre, factuelle. Phénomène déjà constaté, la version vidéo (série) d'un roman simplifie les intrigues, les caractères aussi (cf. Game of Thrones /A song of Ice and Fire de George R.R. Martin).
Le casting de la série semble conçu et calculé pour optimiser tous les quotas et permettre une extension mondiale de la série sur sept années : toutes les nuances de l'ethnicité, de la diversité, du handicap, de la religion, de la sexualité (lesbian, gay, bisexual and transgender, - LGBTQA, population sur-représentée dans la population carcérale), tous les segments socio-démographiques sont présents et croisés (croisables). Composition toute à la fois réaliste, politiquement correcte et provocatrice. S'y ajoute la dimension socio-linguistique : langues, accents, argots, sociolectes se confrontent qui permettent la distinction, l'identification et l'affirmation des identités (N.B. les dialogues en espagnol, en allemand, en russe sont sous-titrés, comme dans "Narcos", série de Netflix). Prélude à l'internationalisation des publics de la série ?

Mise en scène des concepts en série
Enfermement, société punitive, institution totale, panoptisme...
"Orange Is The New Black" présente une dimension documentaire, ethnologique même. Elle met en scène ce que le sociologue canadien Erwing Goffman qualifie, dans Asylums, d'institution totale. L'institution totale se définit comme un espace de vie placé en permanence sous le regard des autres, gardiens et détenus, une sorte de panoptisme. Société de surveillance constante (Michel Foucault). Les règles sont imposées de l'extérieur par l'administration (imposées aux détenues et imposées au personnel aussi) ; les rôles sont attribués et révoqués par le personnel. La série fait voir les techniques et rituels d'enfermement : abandon des vêtements civils pour l'uniforme, restriction presque totale de l'intimité (fouille, toilette en public, appels réguliers), dépersonnalisation (on s'adresse aux détenues par leur nom de famille, apostrophées "inmate")... Dans la "société punitive", tout y relève du privilège : a priori, la détenue n'a aucun droit.
La série semble l'intégrale des interactions possibles, l'accent est souvent mis sur les comportements de face à face (s'effacer, faire face, ne pas perdre la face).

Toutefois, l'enfermement n'est pas total car communications téléphoniques et visites autorisées maintiennent des liens avec la famille et le monde extérieur, ce qui alimente l'intrigue et l'irrigue d'événements imprévus, de rebondissements et de péripéties, liés à des facteurs externes (le fiancé de Piper, époux et épouses, enfants, parents, etc.).
Le centre de gravité de la série, d'épisode en épisode, se déplace du personnage de Piper vers d'autres détenues, vers les événements personnels, les "bifurcations" qui les ont conduites à la prison. Ainsi les téléspectateurs sont-ils amenés à réfléchir à la causalité sociale, à la justice et à la réinsertion au sortir d'une pareille expérience. Comment, après des années de prison, une inmate recouvre-elle son identité en même temps que ses vêtements civils ? De quelle stigmatisation sera-t-elle victime ? Les prochains épisodes aborderont-ils ce problème ?
OINTB est redevable de multiples réceptions : plaisirs du divertissement, surprises de  la narration, des dialogues, et surtout analyse d'une institution totale, de "la forme prison comme forme sociale" (Michel Foucault, La société punitive).

Références :

Michel Foucault, La société punitive, Cours au Collège de France. 1972-1973, Paris, 2013, Editions Gallimard / Seuil, 354 p. Index.
Erwing Goffman, Asylums: Essays on the Condition of the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates, 1961, Anchor Books, 1961, 386 p.
Erwing Goffman, Interaction Ritual: Essays on Face-to-Face Behavior, Pantheon Books, New York, 1967, 270 p.
Erwing Goffman, Forms of Talk, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1981, 336 p., Index