mercredi 2 mars 2016

OITNB : The New Black, nouvelle couleur des séries Netflix


Ouvrage publié en 2011, $8,6 (ebook)
par Spiegel & Grau, 327 p.
Tout part d'un fait divers, raconté en un roman / mémoire auto-biographique, puis dilué et monté en série TV : "Orange Is The New Black" (OITNB pour les fans) par Lionsgate Television. L'ouvrage d'origine est sous-titré "mon temps dans une prison pour femmes". Condamnée à 15 mois de réclusion (pour commerce de drogue et blanchiment d'argent), l'auteur âgée d'une trentaine d'années, passera finalement 13 mois dans une prison, dans le Connecticut. Il s'agit de la vie quotidienne de la prison vécue et observée par une jeune femme blonde d'une bonne famille new-yorkaise, riche, diplômée de Smith College, établissement féminin très chic de la Nouvelle Angleterre. Précipité de distances sociales, vision féminine d'un univers féminin. Rencontres improbables, regard tendre.

Avec la série télévisée, le fait divers et le mémoire ont changé de dimension et de nature. Sa notoriété devint exceptionnelle. Lancée en 2013, la quatrième saison de la série sera diffusée à partir du 6 juin 2016 sur Netflix puis renouvelée pour trois saisons. Au total, la série s'étirera en un feuilleton de 91 épisodes.
D'abord, le titre. Humour paradoxal inspiré d'une expression de l'univers de la mode où la couleur chic et distinguée est le noir. En prison, la couleur orange, celle de l'uniforme des détenus ("inmates") est du dernier chic ! Au Québec, le titre a été élégamment traduit par "L'orange lui va si bien".
La série dont on dit qu'elle est la plus regardée de celles diffusées par Netflix (mais Netflix ne publie pas de données d'audience), a obtenu de nombreuses récompenses (Golden Globes, etc.). Son succès considérable a participé comme "House of Cards" (février 2013) à établir la réputation de Netflix dans le grand public. Lancée en juilllet 2013 aux Etats-Unis, elle est désormais diffusée mondialement (à l'exception de la Chine où Netflix n'est pas présent). La confusion des rôles des acteurs et scénaristes dans la série et dans leur vie privée ont trouvé de multiples échos dans la presse, aux rubriques people ou show bizz.

Au-delà de la curiosité que suscitent la vie de la prison et de sa routine, OITNB a pu être reçue comme une dénonciation de la politique carcérale, notamment à l'égard des femmes, comme un manifeste féministe, un éloge de la "diversité", etc. Son retentissement a alimenté une réfélexion juridique sur la répression de la délinquance : ainsi, de la discrimination que connaissent certaines populations ou encore de la dénonciation des effets dévastateurs du cachot ("solitary confinement") sur la santé mentale des détenus, cachot évoqué dans la série sous le nom de SHU (pour Security Housing Unit). Depuis, Piper Kerman, l'auteur du livre, intervient fréquemment pour la défense des intérêts et des droits des détenus (cf. son intervention au Sénat devant le Committee on the Judiciary Subcommittee on the Constitution, Civil Rights and Human Rights).

Construction et narration
En confrontant livre et série, on peut saisir l'impressionnant travail d'écriture et de développement effectué par les scénaristes de la série ; il leur faut introduire régulièrement du spectaculaire, du suspense, du dramatique : suicide, agressions, trafic, relations homo- et hétérosexuelles (une détenue est enceinte). Parfois, ce n'est même plus crédible, mais il faut durer ! Au contraire, le livre est plus banal et fait une place essentielle aux portraits de détenues ainsi qu'aux réactions de l'auteur : observation participante pour une écriture sobre, factuelle. Phénomène déjà constaté, la version vidéo (série) d'un roman simplifie les intrigues, les caractères aussi (cf. Game of Thrones /A song of Ice and Fire de George R.R. Martin).
Le casting de la série semble conçu et calculé pour optimiser tous les quotas et permettre une extension mondiale de la série sur sept années : toutes les nuances de l'ethnicité, de la diversité, du handicap, de la religion, de la sexualité (lesbian, gay, bisexual and transgender, - LGBTQA, population sur-représentée dans la population carcérale), tous les segments socio-démographiques sont présents et croisés (croisables). Composition toute à la fois réaliste, politiquement correcte et provocatrice. S'y ajoute la dimension socio-linguistique : langues, accents, argots, sociolectes se confrontent qui permettent la distinction, l'identification et l'affirmation des identités (N.B. les dialogues en espagnol, en allemand, en russe sont sous-titrés, comme dans "Narcos", série de Netflix). Prélude à l'internationalisation des publics de la série ?

Mise en scène des concepts en série
Enfermement, société punitive, institution totale, panoptisme...
"Orange Is The New Black" présente une dimension documentaire, ethnologique même. Elle met en scène ce que le sociologue canadien Erwing Goffman qualifie, dans Asylums, d'institution totale. L'institution totale se définit comme un espace de vie placé en permanence sous le regard des autres, gardiens et détenus, une sorte de panoptisme. Société de surveillance constante (Michel Foucault). Les règles sont imposées de l'extérieur par l'administration (imposées aux détenues et imposées au personnel aussi) ; les rôles sont attribués et révoqués par le personnel. La série fait voir les techniques et rituels d'enfermement : abandon des vêtements civils pour l'uniforme, restriction presque totale de l'intimité (fouille, toilette en public, appels réguliers), dépersonnalisation (on s'adresse aux détenues par leur nom de famille, apostrophées "inmate")... Dans la "société punitive", tout y relève du privilège : a priori, la détenue n'a aucun droit.
La série semble l'intégrale des interactions possibles, l'accent est souvent mis sur les comportements de face à face (s'effacer, faire face, ne pas perdre la face).

Toutefois, l'enfermement n'est pas total car communications téléphoniques et visites autorisées maintiennent des liens avec la famille et le monde extérieur, ce qui alimente l'intrigue et l'irrigue d'événements imprévus, de rebondissements et de péripéties, liés à des facteurs externes (le fiancé de Piper, époux et épouses, enfants, parents, etc.).
Le centre de gravité de la série, d'épisode en épisode, se déplace du personnage de Piper vers d'autres détenues, vers les événements personnels, les "bifurcations" qui les ont conduites à la prison. Ainsi les téléspectateurs sont-ils amenés à réfléchir à la causalité sociale, à la justice et à la réinsertion au sortir d'une pareille expérience. Comment, après des années de prison, une inmate recouvre-elle son identité en même temps que ses vêtements civils ? De quelle stigmatisation sera-t-elle victime ? Les prochains épisodes aborderont-ils ce problème ?
OINTB est redevable de multiples réceptions : plaisirs du divertissement, surprises de  la narration, des dialogues, et surtout analyse d'une institution totale, de "la forme prison comme forme sociale" (Michel Foucault, La société punitive).

Références :

Michel Foucault, La société punitive, Cours au Collège de France. 1972-1973, Paris, 2013, Editions Gallimard / Seuil, 354 p. Index.
Erwing Goffman, Asylums: Essays on the Condition of the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates, 1961, Anchor Books, 1961, 386 p.
Erwing Goffman, Interaction Ritual: Essays on Face-to-Face Behavior, Pantheon Books, New York, 1967, 270 p.
Erwing Goffman, Forms of Talk, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1981, 336 p., Index

Aucun commentaire: