vendredi 2 mars 2018

"Suits" : costumes sur mesure et procès en série


D'abord le jeu de mots, implicite : "Suits", les costumes, l'uniforme des cadres au bureau, où l'habit fait encore le moine ; "Suits", les procès (law suit), poursuivre en appel (courtiser aussi) ; suits désigne également, de manière quelque peu argotique, les cadres d'entreprise (business executives) et c'est aussi une main (gagnante ?) au poker (quinte). Significative et féconde polysémie qui convient bien à la série mais que l'on perd à la traduction. Le titre initial était plus clair, mais tellement monosémique : "A legal mind" (une tournure d'esprit juridique).
Et le bingeviewer attend la "suite", évidemment ! L'action se passe à New York, ce qui nous vaut de superbes - mais nombreux - plans de coupe sur les gratte-ciel de Manhattan et les lumières de la "ville qui ne dort jamais".
La série a été lancée en 2011 par USA Network, chaîne qui appartient à NBCU / Comcast. "Suits" en est à sa septième saison et la réalisation d'une huitième saison a été décidée en janvier 2018, longévité exceptionnelle pour une série. De plus, Netflix allonge cette longévité en (re)diffusant la série (en lieu et place de la syndication ?).
Le lieu et les acteurs : un cabinet d'avocats d'affaires qui a réussi, dirigé par Jessica, brillante et belle, secondée par un senior partner, brillant et beau. Bureaux somptueux, chauffeurs, luxe ostentatoire : il faut impressionner clients et  adversaires. Rivalités, jalousies, ambition, blessures d'enfance, manies, autant de problèmes éternels qui s'entremêlent avec des questions dont on parle à la une des médias : harcèlement sexuel, startups, capteurs, mensonges, vie privée, etc. Chaque procès, chaque client gagné par l'équipe est prétexte "for a party" : Champagne ! Le nom même de la société, portant le nom des associés, est un enjeu de luttes internes... Comme dans la publicité. La huitième saison verra l'arrivée de l'actrice Katherine Heigl (ex. "Grey's Anatomy").
Une assistante juridique (paralegal), qui n'est pas donc (encore ?) avocat, effectue les recherches ("grunt work") pour les avocats, avec talent et efficacité. Elle rêve de Harvard Law School (HLS), alma mater de tous les avocats du cabinet (capital social commun d'héritiers !), HLS est d'ailleurs le fil rouge de l'intrigue.

Il faut être américain pour apprécier toutes les subtiles distinctions de cet univers, il faut être juriste pour en suivre les joutes verbales souvent liées à la procédure, qui diffère de la procédure française.
De "Mad Men" à "Suits", se dégage une structure narrative constante, dans la composition, dans les décors, les styles de vie de rêve... Tout fait penser à l'émission "The Good Wife" ou à  "Mad Men" ; on est passé de l'agence de publicité au cabinet d'avocats d'affaires, les gammes de personnages se ressemblent, les rôles aussi et les intrigues qui mêlent vie privée et vie professionnelle. Les premiers rôles sont élégants, avec application, conformes aux critères de la mode du moment, au point que la série semble par instant un défilé de mode (démarches stylisées de mannequins, etc.)... Une combinatoire des personnages est mise en place ; les liens se nouent en réseau, se dénouent et se renouent d'épisode en épisode... Galerie de portraits ou tableaux d'une exposition. Un peu de "comédie humaine" aussi ! Les personnages ne cessent d'échanger des références et allusions complices à des séries TV (intertextualité généralisée). Un personnage de "Suits" dira même, à propos de Downton Abbey :"I'll netflix it" (saison 2), comme l'on dit "I'll google it". A la manière de Google, Netflix a donné naissance à un verbe ! Netflix aussi "is your friend ! Mesure de son succès auprès des internautes.
Un spin-off est annoncé à partir du personnage de Jessica qui quittera le droit pour la politique à Chicago. La série fera également l'objet d'un remake pour la télévision coréenne (KSB2). Sous le titre de "Avocats sur mesure", "Suits" est diffusée dans les pays francophones depuis 2013-14.

N.B. On ne peut pas, après avoir suivi ces avocats et paralegals s'épuisant, épisode après épisode à analyser des dossiers de fusion-acquisition (M&A), ne pas mentionner les outils d'intelligence artificielle (lawyer-bots) capables d'accélérer la recherche et l'analyse des documents juridiques (cf. Contract Intelligence, Casetext ou Casemine par exemple). Ce qui changera tout dans cet univers professionnel, et les intrigues de la série car Mike, le personnage principal, se distingue d'abord par une mémoire éidétique (photographique) qui lui permet de traiter d'énormes dossiers rapidement tout comme le logiciel de recherches juridiques Casetext se vante de ses performances : "attorneys who use Casetext for legal research find on-point cases 24.5% faster". Text IQ propose d'identifier les documents pertinents et de faciliter leur traitement...

Copie d'écran de la chaîne USA Network (novembre 2017)

6 commentaires:

Morgane a dit…

Bonjour François,
A mon sens Suits est une série qui mériterait d'être plus connue en France (même si elle l’est de plus en plus depuis sa diffusion dans les pays francophones). Si je peux comprendre votre rapprochement avec des séries comme Mad Men ou The Good Wife, je pense qu’elle a tout de même su renouveler le genre des séries judiciaires qu’on avait eu l’habitude de voir et dans lesquelles les épisodes ressemblaient les uns aux autres. USA network a trouver la bonne série pour booster ce genre. Si au départ la série semble avoir tout misé sur l’attitude de Harvey Specter et de Mike Ross, le duo d’avocats un peu spécial qui gagne (presque) toutes les affaires, les scénaristes ont su faire évoluer ce schéma de façon à ce que la série ne finisse pas par tourner en rond et, à l’arrivée, perde de son intérêt comme souvent au bout de la 3ème saison (bien que la 3ème saison n’ai pas été la meilleure).
Comme vous le disiez, en soi le cadre n'est pas vraiment original pour autant il remplit son contrat à savoir nous montrer le monde judiciaire sous un angle vraiment propre au monde des affaires où tout ne se joue pas au tribunal.

Ofra Toubiana a dit…

Bonjour,

La série Suits, et vous le montrez très bien, a surement déclenché de nombreuses vocations pour le droit... certainement plus que "How to get away with murder".

Cette série montre très bien l'intérêt du public pour la description d'un milieu professionnel avec précision que ce soit la musique (Empire), la médecine (Grey's Anatomy), la politique (House of cards), ou le droit. Des chaines payantes aux chaines gratuites en passant par Netflix tous proposent des séries focalisées sur une profession.

Particulièrement dans suits, les intrigues juridiques ne sont pas négligées et étudiées avec (presque) autant de précision que les intrigues personnelles. Cela est assez surprenant dans la mesure où les sujets juridiques abordés sont assez pointus et orientés droit des affaires ce qui pourrait paraître difficile d'accès pour un public non avertis. Pourtant la recette fonctionne à merveille, on parle autant de business law et de contract law que de sexe et de trahison et le public est captif.

Je trouve votre analyse sur Netflix particulièrement intéressante. Avec une stratégie précise et une communication parfaite Netflix parvient peu à peu à changer le paradigme et a ne plus être vu comme l'ennemi des créateurs. De plus en plus on comprend que Netflix ne détruit pas la création, la télévision ou le cinéma mais change les règles du jeu et que tout le monde pourra finalement en tirer profit.

Noémie BECACHE a dit…

Cet article m'intéresse en tant que spectatrice de Suits et juriste française.
L'aspect juridique de la série est effectivement intéressant, mais parfois bien difficile à suivre pour des français novices en la matière américaine. L'accent n'a pas l'air d'être porté sur la compréhension des affaires puisqu'elle est quasiment inaccessible au grand public.
Par ailleurs, il est vrai que la structure de Suits contient des éléments scénaristiques bien connus des shows dont le décor constitue l'endroit principal de l'action …
Cependant, au fil des saisons, il semblerait que la série ait approfondi certains de ses ressorts ; les intrigues servant à exposer les prouesses juridiques des deux héros masculins, se sont complexifiées et apportent ainsi de nouvelles dimensions à l'identité des personnages, qui possèdent finalement chacun des failles sous leurs grands airs.
Par ailleurs, contrairement à The Good Wife, les personnages masculins ne servent pas à mettre en valeur les personnages féminins qui , dans Suits, se créent une place à la force de leur caractère.
La nature addictive de cette série, fluctuant selon les tendances, faisait d'elle la parfaite recrue Netflix.

Let's see what's next !

Lou-Eve Repussard a dit…

La série Suits est en effet une série que j’apprécie beaucoup mais ce n’est pas la série en tant que telle qui m’a interpelé dans votre article mais plutôt la façon dont le langage évolue sous l’influence d’internet et des réseaux sociaux. Tous les ans, les dictionnaires français livrent la liste des mots et personnalités qui font leur entrée dans leurs ouvrages. En 2018, le Robert accueillera notamment les verbes « liker », « retweeter » et « googliser », et les noms de « YouTube », « gameur », « influenceur » et « playlist ».

Des mots qui reflètent la réalité de notre société actuelle où les réseaux sociaux prennent une place toujours plus importante. Selon Alain Rey : « la langue n’est pas faite pour dominer la société, c’est la société qui fait la langue ». Qui sait, « Netflixer » passera peut-être un jour dans l’usage courant…. On note l’importance des anglicismes dans ses nouveaux mots, signe d’une société qui ne se renferme pas sur elle-même mais qui au contraire s’ouvre et se mondialise.

Unknown a dit…

Bonjour François,

Je ne regarde pas la série Suits mais pour moi elle reflète parfaitement un marché saturé de contenus. En effet, c'est une série que je voulais commencer il y a quelques années sous les conseils d'un ami, et que je n'ai pas commencé à l'époque faute de temps. Aujourd'hui, je ne la commencerai pas car il y a tellement d'autres séries qui m'attirent qui sont sorties entre temps et qui me semblent mieux.

En 2016, 455 séries télévisées ont diffusé une nouvelle saison aux Etats-Unis selon FX Research Networks. De plus, 34 séries ont été diffusées en plus que l'année précédente toujours aux USA. Selon eux, la cause serait la hausse de la concurrence pour les chaînes nationales gratuites telles que Fox, CBS ou ABC... En 2002, elles représentaient 74% de l'offre des séries contre 31% aujourd'hui.

Les plateformes de télévision payantes comme le géant Netflix, ou Amazon prennent désormais le relais. Ces plateformes proposaient principalement des films au début puis se sont spécialisées dans les séries pour fidéliser leurs clients et diriger leurs offres de A à Z.

Il est vrai que cette stratégie marche sur moi, les nouvelles séries Netflix m'attirent tout particulièrement et détrônent des séries comme Suits. Alors trop de contenus ou des contenus plus adaptés pour plus de profils ? Je penche plutôt pour la seconde option !

Unknown a dit…

Si on regarde cette série d'un point de vue Français, la réalité est quand même bien différente.


- Aujourd’hui en France, concernant la profession d’avocat, il y a deux chiffres qui résument la situation paradoxale dans laquelle se trouvent aujourd’hui les avocats.
- D’une part, le nombre des avocats a augmenté de 50 % en quinze ans, passant de 40 000 en 2002, à plus de 60 000 aujourd’hui. D’autre part, environ 30 % des avocats quittent la robe après dix ans de carrière.

De plus, il y a malheureusement un grand nombre d’avocat en France qui peine à s'imposer dans le secteur. Les secteurs du droit des affaires, du droit pénal ou droit de la propriété intellectuelle, considérés comme les matières nobles et prestigieuses du droit, sont des secteurs très concurrentiels ou il y a beaucoup plus de demandes que d'offres de collaboration.
Cependant, être recruté comme collaborateur ne signifie pas gagner bien sa vie. Après pratiquement 8 ans d’étude, le niveau de rémunération est très faible et avec des horaires de travail très lourd. Il y aurait un tiers des avocats du barreau de Paris qui serait en dessous du SMIC, ce qui expliquerait ainsi la fuite des avocats après dix ans d’exercice.
Enfin, la profession doit également faire face à la concurrence des plateformes numériques qui proposent des Templates de contrat pour un faible prix. Il existe également une concurrence qui fait très peur à la profession d’avocat qui est celle du legal robot. Aux Etats unis, il existe déjà un robot de ce genre , qui permet d’extraire des jurisprudences clés d’une base de données en fonction de notre recherche
La série Suits qui est certes plaisante a regarder, est bien loin de la réalité du marché des avocats en France.